Baisses de salaire et salaires en euros pour frontaliers et frontalières sont interdits

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Écrit par Luca Cirigliano, secrétaire central de l’USS/fq

Conférence de l’USS sur des mesures prises à cause du franc fort

À peine la Banque nationale suisse (BNS) avait-elle aboli le taux plancher de 1,20 franc pour 1 euro que des « fusibles juridiques » sautaient chez certains employeurs. Ceux-ci ont en effet dans l’idée de baisser les salaires des frontaliers et frontalières ou de rémunérer ces derniers en euros. Quelques-uns imaginent ainsi faire porter le risque entrepreneurial par leur personnel. Une récente conférence de l’Union syndicale suisse (USS) l’a clairement établi : ces mesures sont interdites.

Le franc surévalué comme risque entrepreneurial

Le franc est surévalué et le cours trop bas de l’euro diminue les recettes de nombre d’entreprises. C’est pourquoi quelques-unes essaient aujourd’hui déjà de comprimer leurs coûts de production en baissant leurs salaires ou en les versant en euros pour répercuter le risque de change sur leur personnel. Et ces prochains temps, d’autres entreprises encore vont se demander comment prendre elles aussi de telles mesures.

Or, toutes ces mesures sont souvent en contradiction avec les principes du droit du travail applicables en cette matière ainsi qu’avec la jurisprudence. C’est ce qu’ont expliqué, lors de la conférence de l’USS « Effets du franc fort du point de vue du droit du travail » du 3 mars dernier, à Berne, Christa Tobler, professeure de droit européen aux Universités de Bâle et Leiden, et Jean Christophe Schwaab, vice-président de la Commission des affaires juridiques du Conseil national, ainsi que d’autres intervenant(e)s encore.

Pas de discrimination à l’encontre des frontaliers et frontalières

Concernant les frontaliers et frontalières, lorsque des patrons baissent leur salaire en francs ou versent ces salaires en euros, ou lorsqu’ils essaient d’indexer leurs salaires en les liant au cours du change, ils se mettent juridiquement hors-jeu. C’est ce qu’a montré la professeure Tobler à partir d’une analyse approfondie de la doctrine et de la pratique : une inégalité de traitement à l’encontre des frontaliers et frontalières (pendulaires internationaux[1]) sous la forme d’une baisse de salaire ou du versement de celui-ci en euros viole l’interdiction indirecte de discrimination stipulée par l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) conclu entre la Suisse et l’Union européenne (EU). L’ALCP interdit les inégalités de traitement à l’égard des frontaliers et frontalières sauf si elles sont objectivement justifiées et respectent le principe de la proportionnalité au regard du but visé. Sont à considérer comme indirectement discriminatoires, les mesures qui, de par leur nature, sont propres à plus porter atteinte aux ressortissant(e)s des autres États membres de l’UE qu’aux citoyen(ne)s suisses et si, par conséquent, il y a un risque que les premiers surtout s’en trouvent défavorisés[2].

L’interdiction de discriminer inscrite dans l’ALCP[3] interdit donc précisément ce genre d’inégalités de traitement qui découleraient de baisses de salaire, de prolongations de la durée de travail ou, justement, du versement du salaire en euros. Les raisons économiques invoquées comme, par exemple, des variations du taux de change, ne peuvent en effet pas justifier de telles discriminations. C’est pourquoi l’employeur ne peut pas à lui seul lier ses salaires au cours du change pour son personnel provenant de l’UE ou uniquement pour ses frontaliers et frontalières. La professeure Tobler a aussi précisé que, selon l’article 9 alinéa 4 de l’annexe I de l’ALCP, toute disposition discriminatoire figurant dans un contrat de travail est nulle et non avenue de plein droit et le travailleur ou la travailleuse ne peut ainsi pas consentir non plus à une discrimination.

Ici, les salarié(e)s domiciliés en Suisse sont aussi protégés. De fait, il n’est pas possible de les mettre en concurrence avec des frontaliers et frontalières ou même de les remplacer par ces derniers.

Le risque entrepreneurial ne doit pas être répercuté

Les autres intervenant(e)s à cette conférence ont aussi exposé que l’employeur dispose certes d’une marge de manœuvre pour fixer les salaires et aussi pour les baisser (à condition de respecter les règles du congé-modification), du moment qu’il respecte la bonne foi et les bonnes mœurs et que le montant du salaire reste, objectivement et suffisamment, prévisible (donc aucune indexation fixe du salaire sur le cours du change n’est admise). Les congés-modifications sont abusifs si rien ne les justifie objectivement par des raisons relevant de l’entreprise ou du marché (un renoncement aux mesures devrait menacer l’existence de l’entreprise). L’employeur doit pouvoir présenter objectivement ces raisons de congés-modifications, en se basant sur les livres de comptes, l’évolution des carnets de commandes, etc.).

Répercuter le risque entrepreneurial sur le personnel est cependant de toute façon interdit et cette disposition impérative du Code des obligations (article 324 CO) ne peut être modifiée ni par un contrat de travail individuel ni par une convention collective de travail (CCT). C’est précisément de répercussion du risque entrepreneurial qu’il s’agit lorsqu’un cours du change défavorable remet en cause les perspectives de recettes d’une entreprise et que celle-ci veut se décharger sur son personnel. Le cours du change fait partie du risque entrepreneurial. L’employeur doit l’assumer par anticipation. Car lui seul profitera aussi d’un cours du change devenu favorable, qui augmentera par conséquent les recettes de l’entreprise. En outre, la doctrine juridique interdit les baisses de salaire comme forme de participation à la mauvaise marche des affaires d’une entreprise, donc, par exemple, une indexation des salaires au cours du change, car cela représente une participation des salarié(e)s à la mauvaise marche des affaires, ce qu’interdit l’article 322a du CO.

De telles mesures, qu’elles passent par un accord commun, un congé-modification ou un accord collectif, sont par conséquent nulles et non avenues. Il n’est pas non plus permis de s’appuyer sur un « article de crise » de CCT, car les CCT doivent respecter le droit impératif (art. 358 CO). Si un employeur adapte à intervalles réguliers ses salaires aux variations du cours du change, il commet un abus de droit au sens de l’article 2 du Code civil.

La même chose s’applique à toute augmentation durable du temps de travail, avec salaire inchangé ou réduit. Si cette mesure est prise à cause du taux de change, elle revient à reporter sur le personnel le risque entrepreneurial et est donc interdite. Car toute prolongation de la durée du travail sans modification du salaire n’est rien d’autre en fait qu’une baisse de salaire et doit de ce fait satisfaire aux mêmes conditions que celles posées pour que la baisse soit légale.


[1] Au sens de l’ATF 135 II 128.

[2] ATF 136 V 182.

[3] Art. 2 ACLP, précisé à l’art. 5 et à l’art. 9 de l’annexe I ACLP.

Responsable à l'USS

Luca Cirigliano

Secrétaire central

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